Édith Cresson : « La classe politique est encore formidablement misogyne »

ENTRETIEN. En 1991, François Mitterrand nommait pour la première fois une femme à Matignon. Élisabeth Borne lui succède trente et un ans après. Une victoire féministe ?

Propos recueillis par

Temps de lecture : 6 min

Élisabeth Borne, ministre du Travail, entre à Matignon pour succéder à Jean Castex. C'est la seconde femme de la Ve République à être nommée à la tête du gouvernement. La première étant Édith Cresson, il y a plus de… trente ans. Après avoir enchaîné les ministères, Édith Cresson, diplômée d'HEC, socialiste nommée par François Mitterrand lors de son second mandat en 1991 pour « bousculer tous les conformismes ambiants », disait-il, avait déclenché les oukases de la classe politique et subi toutes les mufleries.

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Connue pour son franc-parler lors de ses onze mois passés à remplir la fonction de Premier ministre, la grande dame n'a rien perdu de sa verve et réagit en exclusivité pour Le Point à la nomination d'Élisabeth Borne, et sur la place « dramatique » des femmes en politique.

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Le Point : Trente et un ans après votre nomination, Élisabeth Borne arrive à Matignon. Faut-il s'en étonner ?

Édith Cresson : C'est une question absurde, il n'y a qu'en France qu'on s'exclame parce que c'est une femme. Dans les autres pays, que ce soit une femme ou un homme, c'est la même chose. Mme Borne, en tant que telle, je la connais, c'est une femme tout à fait remarquable, qui a une grande expérience aussi bien du secteur public que du secteur privé et qui est tout à fait capable et qui sera à mon avis parfaite dans les fonctions de Premier ministre.

Si vous aviez une recommandation à lui faire, ce serait en tant que femme ou ex-Première ministre ?

Je n'ai pas de conseil à donner, d'ailleurs elle n'en a pas besoin et elle est tout à fait capable. Elle connaît très bien l'univers politique et les pièges qui l'attendent, je suis persuadée qu'elle saura les éviter.

Une seconde femme Première ministre après trois décennies, c'est bon signe ?

La classe politique n'a pas changé, elle est formidablement misogyne, à la différence de la population française. Il n'y a qu'à voir comment ça se passe à l'Assemblée nationale, où le président a dû prendre des dispositions pour sanctionner financièrement les députés qui insultent une femme quand elle monte à la tribune. La France est le seul pays où ce problème se pose. Je tiens à le préciser. J'espère d'ailleurs que les esprits vont finir par évoluer, y compris dans la classe politique, compte tenu de ces sanctions que, de mon temps, je n'étais pas parvenue à imposer.

Le suffrage universel ne rend pas légitime et on vous le fait sentir de bien des façons.

Quand avez-vous pris conscience qu'être une femme était une complication majeure en politique ?

Pas tout à fait au début, parce qu'être une femme pose problème seulement lorsqu'on atteint un certain niveau. Il n'y a aucun intérêt à taper sur une femme politique avant. Ça devient vraiment dur à partir du moment où l'on occupe un poste pour lequel les hommes pensent qu'on n'est pas légitime. Et même si on est élue et réélue, on n'est pas légitime à leurs yeux. Le suffrage universel ne suffit pas et on vous le fait sentir de bien des façons. Imaginez ce que c'est que de monter à la tribune de l'Assemblée nationalet que les hommes se mettent à crier « à poil » – Ségolène Royal a vécu la même chose. Et ce qui scandalise, ce n'est pas ce qui est dit, mais le fait qu'on le relève ! Une autre fois, lors d'une élection au Parlement européen, Mitterrand a voulu qu'il y ait autant de femmes que d'hommes sur la liste. Ils ont appelé ça la liste « Chabada » à cause de la chanson du film Un homme et une femme. J'étais en tête de liste. Ou encore lorsque j'ai été nommée Première ministre. J'avais déjà été cinq fois ministre, maire, députée, conseillère générale, à plusieurs reprises et toujours réélue. Mais il se trouvait un homme comme M. François d'Aubert, qui n'était pas n'importe qui puisqu'il était ministre de la Recherche, pour dire : « Voilà la Pompadour ». Vous voyez, c'est formidable, il n'y a qu'en France que l'on voit ça. Je vous mets au défi de trouver un autre pays où il y a un comportement pareil.

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On vous compare à la Pompadour et personne ne dit rien ?

Non, personne ne dit rien. Ce n'est pas du flan parce que je l'ai entendu le dire à la télévision.

Devenir cheffe du gouvernement a-t-il encore accentué les choses ?

Oui, mais avant cela, c'était déjà monstrueux. Lorsque j'ai été nommée ministre de l'Agriculture, le président de la FNSEA, François Guillaume, a dit : « On voit le mépris dans lequel le président de la République tient l'agriculture, puisqu'il a nommé une femme à ce poste. »

François Mitterrand, puisqu'il vous a nommée Première ministre, échappait-il à la règle ?

Je me souviens que Mitterrand, concernant Margaret Thatcher, avait dit : « Elle a la bouche de Marilyn Monroe, et les yeux de Caligula »… Jamais il n'aurait déclaré une chose pareille à propos d'un homme ! Même lui, qui était très évolué sur ce plan-là, pas macho, même lui, il a fallu qu'il fasse une remarque sur le physique de Thatcher. Mais il voulait que les femmes occupent les mêmes fonctions que les hommes. C'était son principe de base. Mitterrand avait pensé au départ à nommer Pierre Joxe, s'était ravisé pour faire aussi de la provoc et pensait que ce serait bien que le Premier ministre soit une femme. Il savait que ce serait difficile, sans mesurer à quel point.

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Mitterrand a-t-il déjà pris votre défense ?

Publiquement, jamais. Quand j'étais à l'Agriculture, une fois, dans une ferme, ils ont essayé de me jeter dans une fosse à purin. Il a fallu faire venir un hélicoptère pour m'évacuer. C'était inimaginable. Sans aucun motif, puisque les prix agricoles étaient meilleurs que jamais.

Diriez-vous qu'il y a des ministères plus misogynes que d'autres ?

Lorsque j'ai quitté le ministère de l'Agriculture, après vingt-et-un mois, et qu'un homme m'a succédé, le président de la FNSEA a déclaré : « Enfin un homme que je vais pouvoir regarder dans les yeux. » Qu'il n'ait pas pu me regarder moi dans les yeux reste un mystère sans nom. Mais en effet, c'était sans doute le milieu le plus dramatique. Aujourd'hui, le président de la FNSEA est une femme,preuve d'une évolution extraordinaire.

Qu'est-ce qui distingue les hommes des femmes, selon vous, dans l'exercice du pouvoir ?

Elles ont davantage de bon sens, sont sans doute moins vaniteuses. Il m'est arrivé de demander à des femmes de me rejoindre sur la liste et d'entendre très souvent en retour : « Je ne sais pas si j'en serai capable. » Je ne crois pas avoir jamais entendu un homme me répondre ça ! Ça ne leur viendrait pas à l'esprit.

À Matignon, ils ne parlaient QUE de ma tenue vestimentaire.

La question de l'identité stratégique, c'est-à-dire le fait que certaines femmes miment les comportements masculins, est-ce que cela vous parle ? Faut-il se comporter comme un homme pour réussir en politique ?

Je ne crois pas. J'ai toujours fait comme je le sentais, je n'ai jamais essayé de singer les hommes.

Est-ce que vous vous êtes interdit certaines choses, comme le port de vêtements, ou autres marqueurs féminins ?

À Matignon, ils ne parlaient QUE de ma tenue vestimentaire. « Et pourquoi elle porte des boucles d'oreilles, et pourquoi elle porte un bracelet, et comment sont ses chaussures, et elle a des bas filés… »

J'ai une grande cicatrice au genou consécutive à un accident de la route. Les photographes se mettaient à genoux à la sortie des voitures pour filmer mes jambes et montrer qu'il y avait une marque. Ce qui fait que j'ai tout supprimé : chaîne, bijoux, etc. Je me suis habillée le plus sobrement possible. Pour qu'on n'en parle pas. Michèle Alliot-Marie m'a raconté qu'un jour elle est arrivée en pantalon à l'Assemblée nationale et que l'huissier lui a fait remarquer que les pantalons étaient interdits pour les femmes. Savez-vous ce qu'elle lui a répondu : « Voulez-vous que je le retire ? » En vérité, on n'est jamais habillées comme il faut. On met une jupe, il ne faut pas. On met un pantalon, ça ne va pas non plus. C'est stupéfiant, et on ne peut pas imaginer jusqu'où ça va.

Il y a bien quelque part un avantage à être une femme en politique ?

On est peut-être plus soutenue par les autres femmes. Et le côté positif, c'est que nous incitons les autres femmes à s'intéresser à la politique. Autrement, franchement, je n'en vois pas.

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Commentaires (24)

  • alexander18

    Le fait qu'il ait fallu attendre 30 ans et quelque pour revoir une femme occuper le poste de Premier Ministre est peut être dû aussi à ce que le passage de Mme Cresson s'est révélé plutôt catastrophique dans sa brièveté ; j'avais une trentaine d'années à l'époque, mais je me souviens qu'elle avait réussi à nous fâcher successivement avec les Anglais qu'elle avait traités d'homosexuels (un tabloïd anglais lui avait même proposé de venir vérifier par elle même... ), puis avec les Japonais, qu'elle avait traités de peuple de "fourmis".
    Quant à sa proximité avec Mitterrand, évidemment ça avait fait jaser également lors de sa nomination, même si c'était très déplacé de mon point de vue. Au moins, en ce qui concerne les relations Macron-Borne, aucune inquiétude à avoir de ce côté là (bon, je vais encore être censuré).

  • The Bear

    Le mot, d’origine russe, paraît très improprement employé… Décret, édit, décision arbitraire, aucun des sens attestés ne convient,

  • Clicoeur

    Lutter contre toutes les formes de sexisme dans la vie politique, oui, mais les procès en misogynie ne doivent pas se transformer en cache-sexes de l'incompétence qui, elle, n'a pas de sexe.