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Libération
Reportage

Venezuela : ballet de billets verts à Caracas

A cause d’une hyperinflation galopante, les Vénézueliens abandonnent le bolivar pour le dollar. Le gouvernement ferme les yeux malgré les risques de blanchiment et de corruption.
par Benjamin Delille, correspondant à Caracas
publié le 21 janvier 2020 à 19h51

Dans les allées bruyantes du marché de Chacao, Carolina, une vendeuse de fruits et de légumes, se faufile entre les clients. Dans sa main, une liasse de billets de 5 dollars qu'elle utilise comme un éventail pour se rafraîchir. «Ma chérie, tu as du change en billets de 1 ?» demande-t-elle à une collègue derrière son étal. «Non, je n'ai que des grosses coupures…» lui rétorque l'autre en tendant un sac de tomates à un client. Cette scène, impensable il y a un an, surtout dans un pays où le salaire minimum mensuel vaut à peine 5 euros, n'a plus rien d'extraordinaire dans la capitale du Venezuela. A Caracas, comme dans de nombreuses villes du pays, le dollar est partout. Dans les supermarchés, chez le coiffeur, à la pharmacie, plus un commerce ne refuse le billet vert. «Chaque jour, on encaisse plus de dollars, explique Carolina. On s'en sert même pour fixer les prix parce qu'en bolivars ça n'a pas de sens avec l'inflation.» Même si elle tend à se réduire, l'inflation vénézuélienne reste stratosphérique. Le Fonds monétaire international l'a estimée à 200 000 % en 2019.

«L'utilisation du dollar a explosé après les grandes coupures d'électricité du mois de mars», détaille Henkel Garcia, directeur du cabinet financier Econometrica. A l'époque, impossible de payer par carte bancaire, et cela faisait déjà longtemps que les rares billets en bolivars ne valaient plus rien. Les plus riches sortent alors leurs précieux dollars pour payer tous types de services. «Aujourd'hui, plus de la moitié des transactions au Venezuela se font en devises étrangères, poursuit Henkel Garcia. Et pas seulement en liquide, par virement aussi.» Beaucoup de commerces proposent désormais à leurs clients de payer par Zelle, une application qui permet de faire un virement instantané entre deux comptes aux Etats-Unis. C'est le cas dans le modeste stand de hot-dogs où travaille Romina : «On passe par le compte américain du patron.» Résultat : un Vénézuélien peut acheter un hot-dog à un autre Vénézuélien dans une rue du Venezuela, et le virement se fait en dollar entre deux comptes bancaires américains. «Cela ne concerne pas que les très riches, remarque Romina. J'ai l'impression que de plus en plus de gens ouvrent un compte aux Etats-Unis.» «On assiste à une dollarisation informelle, chaotique, complètement dérégulée», détaille Luis Vicente Leon, président de l'Institut Datanalisis. Car ce n'est pas l'Etat vénézuélien qui distribue ces dollars, dont l'usage est officiellement interdit. «Le peu de devises que détient encore l'Etat, il s'en sert pour rembourser ses principaux créanciers comme la Chine et la Russie», poursuit le politologue.

Magot

Les dollars entrent de manière informelle, légalement ou illégalement. Pour la partie légale, les entrées de devises sont multiples. Il y a d'abord les travailleurs frontaliers, de plus en plus nombreux, qui passent la frontière colombienne tous les jours pour travailler et, dans une moindre mesure, celle avec le Brésil. Ceux-là ramènent surtout des pesos ou des reais, ce qui participe du même phénomène de substitution de la monnaie nationale au profit d'une monnaie étrangère. Viennent ensuite les Vénézuéliens fortunés qui rapatrient leur magot de l'étranger. «Ce sont des gens qui placent depuis des dizaines d'années leur argent dans des comptes à l'étranger», détaille Luis Vicente Leon. Selon lui, depuis la crise financière des années 80, l'équivalent de 1 000 milliards de dollars (900,3 milliards d'euros) ont ainsi fui le Venezuela. Forcés d'abandonner le bolivar, ces riches Vénézuéliens vont donc puiser dans leurs économies à l'étranger. Comme ce vieux couple qui fait ses courses au marché de Chacao. «On paie tout en dollars, c'est plus simple, explique le mari. Le marché, mais pas que : notre femme de ménage, l'essence, les pourboires au restaurant, tout !» Un comportement qui tend à favoriser la dollarisation en l'étendant à des secteurs plus populaires de la société.

Il y a aussi une partie de l'argent envoyé par les quelque 5 millions de Vénézuéliens qui vivent à l'étranger selon l'ONU. Datanalisis l'estime à près de 3 milliards de dollars en 2019. «Mon fils qui vit au Pérou fait un virement sur le compte américain de mon changeur, détaille un retraité d'un quartier populaire. Avant, l'intermédiaire me faisait un virement équivalent en bolivars, mais aujourd'hui il m'apporte des dollars en cash.» Ces intermédiaires, qui sont de plus en plus des commerçants ou des entreprises, profitent de l'argent de l'émigration pour «bancariser» leurs recettes. Car il est impossible de déposer des dollars dans une banque vénézuélienne. Alors, pour ne pas se retrouver avec des centaines, voire des milliers de dollars sous un matelas, il faut les placer sur un compte à l'étranger. «Ces entreprises deviennent des sortes de bureaux de change, explique Luis Vicente Leon. C'est un retour à une forme très primitive de l'économie», s'attriste le politologue. Là aussi, le phénomène permet d'étendre la dollarisation à de plus en plus de monde.

Ces mécanismes financiers liés à la dollarisation sont également utilisés pour blanchir l'argent sale qui circule en toute impunité dans le pays. Car les nombreux trafiquants vénézuéliens ne se gênent pas. C'est le volet illégal de la dollarisation qui se joue ici. «Il y a deux sources principales : l'exploitation illégale des minerais qui prolifèrent dans le sud du pays, et le narcotrafic, précise le consultant Henkel Garcia. Une économie comme celle du Venezuela actuellement, c'est le paradis pour les trafiquants. Des quantités invraisemblables de dollars ou d'euros sont blanchies chaque jour dans toute une myriade de petits commerces.» Depuis plusieurs mois, certains pointent du doigt les bodegones, de petites épiceries fines qui ne vendent que des produits d'importation, et poussent comme des champignons depuis début 2019. On y trouve du Nutella, des bières européennes, du vin français, tout cela à des prix exorbitants. «Moi, j'appelle ça des laveries», peste le propriétaire d'une épicerie installée depuis soixante-dix ans dans le quartier cossu d'Altamira. Il voit d'un mauvais œil cette concurrence. «C'est un peu facile de dire que tous les bodegones sont utilisés pour blanchir de l'argent», nuance Luis Vicente Leon, pour qui le blanchiment peut prendre des centaines de formes différentes tellement le gouvernement a perdu le contrôle de son économie. «Une grande partie des bodegones vient combler les pénuries pour les populations aisées.»

«Contrôle social»

Sous couvert d'anonymat, un propriétaire nous explique qu'il se fait livrer des caisses de produits des Etats-Unis ou d'Europe en corrompant des agents de douanes. «Ces commerces privés remplacent l'Etat qui n'a plus les moyens d'importer assez de nourriture», ajoute Henkel Garcia. Au début, ces bodegones ne concernaient que les quartiers chic, mais désormais même les quartiers populaires ont les leurs. Ils s'approvisionnent à la frontière colombienne. «Il y a des bus qui vous emmènent de Caracas à San Antonio, à la frontière, rien que pour ça, explique Sarait, une femme de 24 ans qui fait le voyage une fois par semaine pour l'épicerie de ses parents. On fait le trajet de nuit, on passe la frontière le matin, et côté colombien ce n'est pas très cher. On rentre le soir même.»

L'agriculture et l'appareil productif vénézuélien sont dans un tel état de déliquescence que ce genre d'importation est plus rentable que d'acheter les rares denrées qui se produisent encore dans le pays. Plus paradoxal encore ? Le gouvernement socialiste de Nicolás Maduro, qui fustigeait autrefois le «dollar criminel», semble aujourd'hui s'accommoder du capitalisme sauvage qui s'est imposé de facto dans son pays : «Je ne vois pas d'un mauvais œil ce processus qu'on appelle dollarisation, cela peut servir à la récupération économique et au décollage des forces productives du pays», a déclaré le chef de l'Etat lors d'une interview en novembre. «Le gouvernement y a même participé», assure Henkel Garcia, qui estime que la politique s'est «flexibilisée» ces derniers mois, notamment en faisant sauter le contrôle des changes imposé en 2003 et en libérant les prix. «Ils pratiquent une politique libérale, pragmatique, pour atténuer les effets des sanctions américaines», poursuit le consultant. «Il y a une dualisation de l'économie qui sert aussi politiquement le gouvernement», analyse Luis Vicente Leon. Selon lui, 60 % de la population n'a toujours aucun accès aux devises et ne survit que grâce aux aides de l'Etat. Le reste vit dans une illusion de prospérité. «En les faisant survivre, le gouvernement exerce un contrôle social sur les premiers et laisse aux seconds faire plus ou moins ce qu'ils veulent tant qu'ils ne manifestent pas.»

«Pas le grand luxe»

Pour constater cette «dualisation» de l'économie, il suffit de se rendre à Petare, un quartier de Caracas considéré comme le plus grand bidonville du Venezuela. Ici, il y a ceux qui travaillent pour «les bourgeois du centre-ville» comme Marivel, une quadragénaire qui vit seule avec son petit-fils : «Je fais le ménage chez une famille qui me paie en dollars. Ce n'est pas le grand luxe mais je n'ai pas à fouiller les poubelles pour manger.» Et puis il y a les autres, qui ont l'impression de recevoir de moins en moins de produits dans leur «caja Clap», le carton de nourriture envoyé par le gouvernement aux plus démunis. Pour eux, le spectacle des commerçants qui s'aèrent avec une liasse de dollars, même s'il est devenu ordinaire, laisse un goût amer.

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