De Camus à Stromae : comment échapper à la tentation du suicide
C’était ce qu’on appelle « un moment de télévision ». Dimanche 9 janvier, au JT de TF1, la journaliste Anne-Claire Coudray conclut l’interview de Paul Van Haver, musicien plus connu sous le nom de Stromae, sur cette question : « Dans vos chansons, vous parlez aussi beaucoup de solitude, est-ce que la musique vous a aidé à vous en libérer ? » Une musique démarre. La caméra se fixe sur le chanteur belge et son man bun. L’ambiance devient grave. Stromae entame sa réponse, en chanson : « Je suis pas tout seul à être tout seul », à avoir « des pensées suicidaires ».
Sur TF1 et à une heure de grande écoute, la souffrance psychique est présentée sans fard, comme un sentiment partagé. Elle en devenait moins taboue et un peu moins désespérante, comme dans les écrits d’Albert Camus. Alors que depuis deux jours, les réseaux sociaux (alimentés par certains médias) s’écharpent sur la mise en scène de cette intervention chantée, nous avons préféré nous pencher sur ce que le chanteur avait vraiment dit. Des paroles à la dimension proprement philosophique.
- L’Enfer. C’est le titre d’un des morceaux du nouvel album du chanteur belge – « Multitude » (Mosaert, 2022) à paraître le 4 mars prochain – offert au public du journal de 20h. La chanson, courte et sans détour, porte sur les pensées suicidaires ressenties par l’auteur-compositeur, et plus largement sur le sentiment de solitude qui l’assaille. La solitude devant ce qu’il appelle « la chaîne culpabilité », la solitude face à ses pensées, qu’il ne peut « faire taire » et qui lui font vivre « un enfer », et enfin, la solitude tout court, qui fait qu’il se sent « tout seul », tout le temps.
- Cette solitude, Albert Camus l’a explorée longuement, notamment dans Le Mythe de Sisyphe (1942). Mais là où le chanteur l’envisage comme « un enfer », mobilisant un registre chrétien, l’écrivain et philosophe athée l’appelle « hostilité primitive du monde ». Elle désigne sous sa plume un univers étranger qui nous échappe constamment, dont on ne comprend plus rien. C’est peut-être ce sentiment de faiblesse et d’incompréhension face au monde que ressent Stromae lorsqu’il regarde « la chaîne culpabilité » à la télévision.
- De là vient la lassitude, puis la nausée, jusqu’au désespoir et l’envie d’en finir. Le rythme lent et lancinant de la chanson retransmet cette impression d’être englué, empêtré dans quelque chose d’incontrôlable. « Cette épaisseur et cette étrangeté du monde », nous dit Camus, « c’est l’absurde ». Ce sentiment d’absurdité creuse une distance toujours plus grande entre « moi » et « les autres ». Il accroît la solitude et l’angoisse.
- De prime abord, l’analyse de Camus sur le suicide comme la chanson de Stromae sont très sombres. Et pourtant, elles portent toutes deux une forme d’espoir. Lorsque Stromae dit, à propos du suicide, « que plein d’autres y ont d’jà pensé », il évoque un sentiment paradoxal. Vouloir mourir de solitude, dit-il en substance, c’est indirectement se connecter à tous ceux qui ont un jour été traversés par un désir similaire. Il brise ainsi la solitude face… au sentiment de solitude.
- « J’suis pas tout seul à être tout seul. Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête. » Savoir que la solitude et la souffrance sont partagées constitue donc un allégement de la conscience, nous apprend le musicien. Loin de « se satisfaire du malheur des autres », il s’agit plutôt de se relier à eux, à travers l’expérience partagée de l’absurdité du monde. Camus explore cette détresse collective dans L’Homme révolté (1951), considérant que « le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes ». Dans les deux cas, la communauté de l’expérience est salvatrice.
- Ni Camus ni Van Haver ne sont des apôtres du désespoir, précisément parce qu’indirectement, ils reconnaissent l’universalité de la souffrance. « La réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde », écrit l’auteur de L’Homme révolté. Ainsi partagé sans fard ni tabou, ce malheur devient un peu plus supportable. Pour reprendre le titre de l’album du chanteur belge, c’est bien la multitude qui sauve du désespoir.
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